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Angoisse et mythe de la frontière : tout ce que les séries dystopiques disent de notre époque

La série La Servante écarlate (2017) décrit une société régie par une théocratie patriarcale, eugéniste et ségrégationniste.
La série La Servante écarlate (2017) décrit une société régie par une théocratie patriarcale, eugéniste et ségrégationniste. George Kraychyk/Hulu

Nombre de séries américaines nous projettent dans un avenir cauchemardesque. Une manière de déjouer l'angoisse du présent et un appel à repenser la société.

En se projetant dans un monde fictif parallèle, où les données de la science et de la technologie comme les rapports sociaux sont extrapolés, la science-fiction a toujours fait le portrait en creux du monde réel. La nouveauté, c'est qu'aujourd'hui la réalité dépasse parfois la fiction. Avec l'emballement du numérique, l'accélération du temps, la complexité et le manque de lisibilité en géopolitique, les créateurs de séries privilégient les dystopies, fictions postapocalyptiques. Et ils choisissent les États-Unis comme terrain d'expérimentation.

À travers tous ses maux, l'Amérique renoue avec une forme d'universalité : la natalité et le statut des femmes dans La Servante écarlate, la course à la performance des grandes firmes capitalistes dans Severance, le désastre écologique et le rapport à la vérité dans Silo. Les séries, en se projetant dans des scénarios futurs, racontent en filigrane la société américaine d'aujourd'hui et, par là, les dangers du monde moderne.

Un futur recomposé

Pourquoi au juste dans un monde déjà sombre et de plus en plus illisible, la dystopie s'impose-t-elle comme grammaire privilégiée ? En travaillant, dans le cadre de sa thèse, sur le traitement médiatique de trois séries dystopiques (Black Mirror, La Servante écarlate et The Hundred), Marine Malet, docteure en sciences de l'information et de la communication et chercheuse à l'université de Bergen, en Norvège, reprécise la définition de la dystopie : «Je la définis comme un récit fictionnel aux multiples facettes qui nous projette dans un futur plus ou moins proche en exacerbant les orientations et les dérives politiques, économiques et sociales.»

Le présent ne nous plaît pas beaucoup et le futur nous effraie. La dystopie est une des réponses à l’angoisse

Gilles Vervisch, enseignant et philosophe

Gilles Vervisch (1), enseignant et philosophe, a publié en 2023 un livre de pop philosophie en décortiquant le scénario de la série Stranger Things : «Je me souviens que déjà au moment de la diffusion des premiers épisodes de Star Wars, en 1977, quelques années seulement après le Watergate, le réalisateur George Lucas avait confié s'être inspiré du désordre américain d'alors. Il expliquait que pour imaginer l'Empire galactique de la série, il avait imaginé ce que pourraient devenir les États-Unis dix ans plus tard. Depuis, les choses ne vont pas mieux.

Ce début de XXIe siècle cumule des troubles politiques, économiques, technologiques et religieux, et depuis le Covid nombre de questions restent ouvertes, sur les conséquences de l'IA, les grands équilibres mondiaux. Le présent ne nous plaît pas beaucoup et le futur nous effraie. La dystopie est une des réponses à l'angoisse. En nous projetant dans un futur inquiétant et outrancier, les auteurs de science-fiction nous invitent à reconsidérer le présent : on l'analyse, on se responsabilise, voire on se rassure, avec l'idée sous-jacente que ça n'arrivera jamais.»

Le mythe de la frontière

Après l'implantation d'une puce, les employés de la série Severance (2022), asservis, dissocient vies professionnelle et privée. S. P.

Emmanuel Taïeb, rédacteur en chef de Saison, la revue des séries, et professeur de Science politique à Sciences Po Lyon souligne ce que peut avoir de grisant d'imaginer un monde en totale réinvention : «C'est excitant dans la dramaturgie et la fabrication d'images autour de ces mondes où la justice n'existe plus, les lois non plus. Cela revient un peu au mythe de la frontière, et à la question de comment recréer un monde nouveau à partir de l'état de nature, de ces décors de désolation. Ce qui est à noter, c'est que même la religion a disparu (sauf dans La Servante écarlate), car elle n'a plus la force explicative nécessaire. Les dystopies nous projettent dans le futur mais vont aussi puiser dans un passé marqué par la violence, la sauvagerie.» Ils le font en tirant jusqu'à l'excès, comme dans Fallout, qui met en scène un Los Angeles postapocalyptique.

Les dystopies nous projettent dans le futur mais vont aussi puiser dans un passé marqué par la violence, la sauvagerie

Emmanuel Taïeb, rédacteur en chef de «Saison, la revue des séries»

De la réalité à la fiction

Inspirés du roman de Margaret Atwood, les premiers épisodes de La Servante écarlate sont sortis aux États-Unis en 2017, un an après l'élection de Donald Trump. Au moment de l'écriture du scénario, de larges manifestations étaient organisées dans le pays pour réagir aux menaces palpables que le président nouvellement élu était accusé de faire peser sur les droits des femmes, et notamment le droit à l'avortement. Or, le régime totalitaire de Gilead, théâtre de l'action de La Servante écarlate, est symboliquement mis en place au lendemain d'une catastrophe environnementale et se présente comme la seule réponse à la chute de la natalité. Les servantes, asservies, sont ainsi désignées pour repeupler le régime.

«Si certains téléspectateurs ont pu y voir une référence à la situation des femmes en Arabie saoudite, les scénaristes, eux, ont confié aux médias qu'imprégnés par le contexte politique américain, ils souhaitaient réaliser des dystopies ouvrant à la réflexion sur le contexte actuel. On sait que le contexte de l'élection de Trump a joué, car les équipes de production et les acteurs y ont fait référence, explique la chercheuse Marine Malet. Des éléments ont été ajoutés permettant d’actualiser le livre original de Margaret Atwood : plus de diversité dans le casting, références aux droits des personnes LGBT et à la question de l'immigration et des populations déplacées, dans le dernier volet par exemple, lorsque des survivants s'échappant de Gilead sont accueillis par des Canadiens avec des pancartes : “Rentrez chez vous !”»

Si la première saison de La Servante écarlate est assez fidèle au texte du roman de Margaret Atwood, des éléments ont ensuite été ajoutés pour coller à l'actualité

Marine Malet, docteure en sciences de l'information et de la communication

Implosion

Une image extraite de Star Wars, épisode IV : Un nouvel espoir, sorti en 1977. Lucas Film/Cinematic/Alamy Stock Photo

Le thème de l'implosion des États-Unis revient telle une litanie au cinéma et sur les plateformes. Que ce soit dans Silo, dans Fallout ou même dans Severance, qui met en scène un monde où les individus ont accepté de se faire greffer une puce permettant de dissocier les souvenirs intimes et professionnels, afin d'accroître leur rentabilité au travail, on retrouve cette opposition entre le dedans et le dehors. L'extérieur y est dépeint comme le lieu de tous les dangers, ce qui justifie, à l'intérieur de microsociétés de survivants, une hiérarchie très asservissante. En mettant en scène une Amérique disloquée, que traverse une équipe de journalistes en prise avec des milices extrémistes partisanes, le film Civil War, d'Alex Garland, «reprend aussi l'idée de sécession très ancrée dans l'histoire des USA», nous précise le journaliste et ex-correspondant aux États-Unis Philippe Corbé (2).

Après une catastrophe écologique ayant dévasté la Terre, les survivants de Silo (2023), confinés dans un espace souterrain, subissent un régime oppressif. S. P.

«La société américaine de par son histoire est beaucoup plus éclatée. On a souvent dit que Trump avait contribué à diviser la population américaine, mais en réalité les États-Unis connaissaient une situation troublée depuis les années 1960 et 1970 (avec l'assassinat des Kennedy, la guerre du Vietnam, ses conséquences politiques sur les campus), ajoute-t-il. Ces fractures entre conservateurs et libéraux remontent à cette époque et se sont accentuées depuis les attentats du 11 septembre. Trump est davantage un symptôme, une conséquence de ces divisions. Il cristallise la colère.» De plus, explique le journaliste, les scénaristes américains mieux que les autres savent décrypter l'époque contemporaine.

«Il ne faut jamais oublier que nous avons affaire à une nation de narrateurs. Alors que les petits Français grandissent en apprenant à hiérarchiser leurs idées, les Américains très jeunes apprennent à prendre la parole en public, à raconter des histoires. Ils ont un rapport plus naturel au récit. Cela se retrouve en politique. Des présidents comme Ronald Reagan et Barack Obama avaient, par exemple, ce talent de savoir articuler leur histoire personnelle à la grande histoire nationale. Davantage peut-être que la littérature contemporaine française, ces récits de fiction américains parviennent à capter l'époque et ses désordres .»

Les Américains très jeunes apprennent à prendre la parole en public, à raconter des histoires. Ils ont un rapport plus naturel au récit

Philippe Corbé, journaliste et ex-correspondant aux États-Unis

Des enjeux globaux

Alors que dans le passé l'ailleurs et l'étrange s'incarnaient via extraterrestres et superhéros, les récits dystopiques sont plus collectifs. L'un des auteurs de la saga BD XIII, dont le premier volume sortait il y a quarante ans, Yves Sente, insiste sur la moins grande lisibilité du monde : «Quand on imaginait XIII, le monde était stable, les lignes géopolitiques claires. Or, depuis une dizaine d'années, le jeu est devenu illisible. Ajoutez les réseaux sociaux, théories du complot, fake news, et vous avez l'impression d'être dans un film sans cesse.» C'est pour cela que les séries sortent de ce qu'il qualifie de logiques «jamesbondiennes» du «un contre tous» qui ont prévalu jusqu'à récemment pour tirer des thématiques sociétales plus globales. Dans ce contexte, par le jeu dystopique, les États-Unis, terre de migrants et du melting-pot, renouent avec une forme d'universalisme. Car mieux que les autres, ils savent raconter comment leurs divisions sont les symptômes des nouveaux futurs dangers.

(1) Stranger Philo. Comprendre la philo avec Stranger Things, Éd. Flammarion, et Star Wars, la philo contre-attaque. La saga décryptée, Éd. Le Passeur
(2) Cendrillon est en prison, Éd. Grasset.

Angoisse et mythe de la frontière : tout ce que les séries dystopiques disent de notre époque

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4 commentaires
  • anonyme 104380

    le

    Cette série peut inspirer certains dans le futur, je l’ai bien ressentie comme cela. Déjà avec les Talibans on doit en être, inspiré depuis très longtemps.

  • Aetius 8

    le

    Je crois surtout que les scénaristes américains, woke et gauchistes, haïssent la société américaine où ils vivent, et imaginent l’apocalypse avec impatience, espoir, jouissance.
    Cela tient au fait qu'ils n’ont aucune culture historique ou géographique, n’ont jamais vécu dans une autre société que démocratique et capitaliste.
    S’ils avaient connu, comme moi, l’URSS de Brejnev, ou s’ils avaient étudié l’histoire, avec Staline, Lénine, Mao ou Pol Pot, ils sauraient que notre société capitaliste démocratique est... "la moins mauvaise de toutes", comme disait Churchill.

  • Cloclclo

    le

    Notre époque est bien mal dans sa peau nous avons affaire à des adultes bébés élevés avec des bonbons et qui a 35 ans parents de 2 enfants ne connaissent pas le gl de Gaulle c'est incroyable et en plus ils vont voter c'est bébés ont le droit de vote.

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