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A comme admiration, B comme beauté du geste… L'abécédaire des JO

L'abécédaire des JO.
L'abécédaire des JO. Mango Productions / Getty Images

L'exploit, la compétition, le partage… Pour nous, le philosophe Ollivier Pourriol sonde avec acuité l'esprit des Jeux pour mieux éclairer notre société, ses passions et ses obsessions.

A comme admiration

Excellence, respect et amitié constituent officiellement les valeurs de l'olympisme, mais elles concernent les athlètes. Les spectateurs, eux, ont le privilège de pouvoir exercer une autre vertu : l'admiration. Admirer, étymologiquement, c'est être tourné vers (ad) et se laisser absorber par ce qu'on voit (mirari est une forme passive). Mais cette passivité, essentielle à la position de spectateur, est le signe d'une activité supérieure, celle de l'esprit quand il est pleinement attentif. Admirer, c'est imprimer en soi la nouveauté que seul le monde extérieur peut nous apporter. L'admiration, disait Descartes, est la première passion, celle qui rend possible toutes les autres. Admirer, c'est apprendre. En se proposant à notre admiration, les athlètes nous apprennent de quoi un corps et un esprit humains sont capables quand ils s'entraînent à combiner leurs puissances respectives.

Or, la distance qui nous sépare d'eux en termes de performance est précisément la condition de notre admiration : libérés de l'envie, nous savons que nous ne saurions rivaliser, c'est donc un bonheur sans mélange qu'éprouve le spectateur capable d'admirer les exploits de ses semblables. Mais tout le monde ne partage pas ce bel enthousiasme. On raconte que le philosophe cynique Diogène, celui qui s'était promis de vivre aussi modestement qu'un chien, harcelait les spectateurs se rendant aux Jeux, leur reprochant d'applaudir des hommes simplement capables de courir vite, au lieu d'admirer ceux qui pensaient bien. Il dénonçait l'absurdité qu'il y avait à acclamer le vainqueur.

Quoi de plus ridicule que le vœu « Que le meilleur gagne ! » ? C'est, par définition, toujours le meilleur qui gagne. La preuve ? Il a gagné. S'il a gagné, c'est qu'il était le meilleur. Et s'il était le meilleur, il n'a eu aucun mérite à gagner. CQFD. Diogène, lui, admirait Socrate, qui, comme on le sait, n'a pas fini vainqueur de son procès, mais condamné à mort par ses concitoyens. Il courait vite pourtant, mais bien penser l'a convaincu de ne pas fuir après sa condamnation. Il y a aussi des immobilités admirables.

B comme beauté du geste

Ce qui fascine, dans les Jeux olympiques, c'est la présence dans le même espace d'autant de corps aussi différents que possible en termes de capacités. Chaque corps, parce qu'il est spécialisé dans une discipline, a sa perfection propre, est sculpté différemment. On parle souvent de la beauté du geste, mais ce qui est beau, ici, c'est l'infinie variété de ces gestes spécialisés, propres à chaque sport. La course d'élan du saut en hauteur n'est pas celle de la longueur, la position de départ du sprinteur n'est pas celle du nageur, le corps du plongeur ne fend pas l'espace comme celui du perchiste, etc. Tous ces gestes forment ensemble un langage muet, qui exprime une humanité commune.

Parfois, rarement, on assiste à l'invention d'un nouveau geste, venu soudain augmenter le vocabulaire du corps humain. Ce fut le cas, par exemple, en 1968, aux Jeux de Mexico, où Richard Fosbury, un Américain de 21 ans, remporta l'épreuve avec un saut en hauteur de 2,24 m, nouveau record olympique, en utilisant une technique inusitée. À rebours du rouleau ventral, à Mexico, Fosbury sauta dos à la barre (effectuant un rouleau dorsal donc), visage vers le ciel plutôt que vers la terre. Cette technique qui porte depuis son nom, le « Fosbury-flop », a été adoptée par tous les sauteurs en hauteur.

Fosbury, qui l'avait mise au point en dépit du scepticisme des entraîneurs, définissait ainsi son invention : « Le Fosbury-flop est poétique, allitératif et conflictuel. » Poétique, parce que en sautant ainsi, on tourne le dos à l'obstacle pour le franchir ; allitératif grâce à ses « f » ; conflictuel, parce qu'on lui a parfois contesté l'invention d'un geste que d'autres athlètes ont commencé à pratiquer en même temps que lui (1).

Les juges eux-mêmes ont dû vérifier dans le règlement que rien ne s'opposait à cette manière de sauter. Le plus étonnant, dans ce geste si innovant, c'est qu'il était le plus naturel pour le saut en hauteur mais qu'il a paradoxalement fallu l'inventer. Fosbury a révélé ce qu'on pourrait appeler un inconscient gestuel, inscrit comme une possibilité dans le corps, mais qui n'avait encore jamais été imaginée ni exploitée.

C comme «corps possible»

D'un athlète qui se dépasse, on dit qu'il a réalisé l'impossible. Mais s'il l'a réalisé, c'est que c'était possible, non ? Les athlètes, en repoussant les limites du possible, ne cessent de le redéfinir. Voir ces corps splendides exprimer leurs puissances pourrait nous déprimer par comparaison, mais si nous aimons voir les « dieux du stade » défier les lois du réel, si nous aimons les voir s'arracher au monde qui nous tient et nous empêche, si nous aimons les voir aller, comme dit la devise olympique, citius, altius, fortius (plus vite, plus haut, plus fort), c'est qu'ils ne le font pas simplement pour eux-mêmes, mais en notre nom, pour nous. Ils sont nos représentants, nos élus, nos spationautes partis littéralement à la conquête de l'espace, dans toutes ses dimensions : la vitesse, avec les courses ; la hauteur, la longueur, avec les sauts, la perche, les haies ; la force, mais aussi la distance, avec les lancers, javelot, disque, poids…

Cette conquête de l'espace est aussi conquête du temps, nos spationautes sont également des « chrononautes », vifs comme l'éclair quand ils sprintent, ou endurants comme des marathoniens. Le philosophe Michel Serres avait une très belle expression pour désigner le corps du sportif au moment où il doit être prêt à tout, comme le gardien de but au moment du penalty ou celui du tennisman qui monte au filet : il parlait de « corps possible ». Bien sûr, le corps finit toujours par nous rappeler son existence. Mais lorsque pour se rendre capable de répondre à toute éventualité, il fait en sorte de n'en anticiper aucune, de se montrer totalement ouvert, disponible, prêt à rien et donc à tout, alors ce corps devient « possible » : comme un carrefour qui permettrait d'emprunter différentes directions.

Cet état de disponibilité absolue, de relâchement et d'attention extrême, d'assurance et d'inquiétude, est la condition de toute action réussie. Comme on fêtait les astronautes, on fête les athlètes pas simplement parce qu'ils sont vainqueurs de leurs concurrents, mais parce qu'ils sont vainqueurs de la gravité, de la distance, de la hauteur, de la vitesse. Parce qu'ils nous offrent le spectacle des possibilités du corps humain.

E comme effet de masse

Les JO ? Notre meilleure chance de les voir, ça reste à la télévision. On vibre devant son écran peut-être moins que dans un stade, mais comme le remarquait, dès 1935, le philosophe Walter Benjamin : « Dans les grands cortèges de fête, dans les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des masses entières, dans la guerre enfin, c'est-à-dire dans toutes ces occasions où intervient aujourd'hui l'appareil de prises de vues, la masse peut se voir elle-même, face à face. »

À la reproduction en masse (celle de l'image télévisée ou filmée) correspond, disait-il, une reproduction des masses. Autrement dit, les Jeux olympiques sont faits pour être filmés, enregistrés et diffusés, parce qu'un de leurs buts est d'offrir aux masses (nous) le spectacle d'elles-mêmes. Chacun, dans le monde entier, devant son écran, pourra ainsi contempler les stades pleins, les défilés, les cérémonies, et y participer ; faire partie des masses rien qu'en les regardant, faire partie du spectacle, en être, précisément parce qu'il n'y est pas.

G comme grâce

Il y a la force, et puis il y a la grâce. Les rois et les reines du sprint, par leurs corps mêmes, offrent une image de la bataille sourde qui se joue là : d'un côté, des physiques musculeux, lourds, puissants ; de l'autre, de longs membres déliés, bondissants, légers. Un jour que le sculpteur Rodin faisait visiter sa collection privée à Paul Gsell, un célèbre critique d'art, il lui montra sa plus belle pièce : une statue d'Hercule. « C'est une statue, raconte Gsell, qui ne ressemble nullement au gros Hercule Farnèse. Elle est merveilleusement élégante. Le demi-dieu, dans toute sa fière jeunesse, a le torse et les membres d'une finesse extrême. » Finesse conforme au mythe, si on y réfléchit, puisqu'on dit qu'Hercule battit à la course la biche aux pieds d'airain. « La force s'allie souvent à la grâce, concluait Rodin, et la vraie grâce est forte. » (L'Art, d'Auguste Rodin et Paul Gsell, Éditions Grasset, 1911.) Aucun doute qu'aux coureurs aux cous de taureau, il eût préféré les flèches à la Usain Bolt ou Carl Lewis.

M comme mesure

En 2008, à Pékin, Michael Phelps a remporté la finale du 100 m papillon avec un temps de 50 secondes 58 centièmes, devant Milo Cavic, crédité de 50 sec 59. Un centième de seconde entre l'or et l'argent. En 1996, à Atlanta, Gail Devers et Merlene Ottey ont couru la finale du 100 m en 11 sec 94. Elles ont passé la ligne d'arrivée en même temps. Ou presque : Gail Devers l'a précédée de 5 millièmes de seconde. Ce centième, ces 5 millièmes ont-ils un sens du point de vue de l'excellence, ou relèvent-ils d'une forme bien moderne de médiocrité, celle de la quantification à tout prix ? Un excès de précision dans la mesure n'est-il pas une faute de goût sur le plan de l'éthique du sport ? La mesure, par définition, empêche l'égalité, puisqu'il ne saurait y avoir d'égalité parfaite si on mesure parfaitement. Pourtant, une victoire ex aequo, quoi de plus beau, du point de vue de l'idéal olympique ? Si on cherche à tout prix à départager, photo-finish ou millième de seconde, peut-être est-ce parce qu'on ne sait plus partager ? L'excellence souffre-t-elle d'être égalée ? Ce ne sont pas des questions pour le monde d'aujourd'hui. Peut-être pour le monde de demain ?

O comme Olympe

À ne pas confondre avec la ville d'Olympie, où avaient lieu les Jeux olympiques dans l'Antiquité. Il s'agit du mont le plus haut de Grèce, qui culmine à 2 918 m. Demeure des dieux, à la fois par sa hauteur inaccessible et par les nuées qui cachent en permanence son sommet. C'est parce qu'on ne voit pas ce sommet qu'on peut imaginer qu'il cache des dieux. Pour les Jeux olympiques, c'est l'inverse : il n'y a de dieux dans le stade que visibles, mesurés et vérifiés. C'est leur performance aux yeux de tous qui fait foi. L'existence des dieux repose sur la croyance, celle des champions sur la visibilité. Si on préfère les dieux du stade à ceux de l'Olympe, c'est parce qu'on est sûrs de leur existence.

P comme participation

« L'important, c'est de participer. » Cette phrase, qu'on attribue à Pierre de Coubertin, a en réalité été prononcée par l'archevêque de Pennsylvanie, lors d'une cérémonie en l'honneur des athlètes aux JO de Londres, en 1908. Coubertin, reprenant cette phrase, en a précisé le sens qu'il entendait lui donner : « L'important dans la vie n'est point le triomphe, mais le combat, ce n'est pas d'avoir vaincu, mais de s'être bien battu. » On remarquera que ce n'est pas la même chose : l'archevêque console chrétiennement d'avance les futurs vaincus ; Coubertin, lui, fait l'éloge du combat rudement mené, de l'honneur guerrier d'avoir tout donné. Le respect ne peut naître que de l'affrontement. Athlète vient du grec athlos, qui signifie lutte. C'est par la compétition, le combat, qu'on découvre ce qu'on vaut. Bien loin de l'idéal chrétien, les Jeux olympiques proposent la lutte comme seul moyen de reconnaissance. C'est en participant au combat qu'on se définit, contre les autres et grâce à eux.

P comme philia

Mais on peut entendre le mot participation différemment : si on participe à une compétition, on participe d'une idée. Ainsi, les athlètes participent aux Jeux, et les spectateurs participent des Jeux : ça ne veut pas dire qu'ils soutiennent untel ou une telle, mais que, par empathie, par sympathie, par leur imagination, ils vivent la même chose que les athlètes. Le philosophe Spinoza l'explique ainsi : il nous suffit d'imaginer qu'un semblable ressente quelque chose pour en faire autant.

Voir un autre corps que le nôtre accomplir ceci ou cela, une autre âme ressentir ceci ou cela, c'est aussitôt le ressentir : nous ne sommes pas simplement entrelacés comme les anneaux olympiques, nous participons aux exploits de tous les corps, nous spectateurs, parce que nous participons aussi de l'incarnation. Nous sentons et expérimentons, dirait Spinoza, les puissances des athlètes, notre être en est augmenté, nous en éprouvons une joie, à la fois physique et intellectuelle. Nous partageons les exploits, mais aussi les défaites, oui, nous participons à tout, et c'est bien là l'important. C'est peut-être ça, la véritable amitié olympique, la philia sportive, qui lie les uns aux autres.

P comme Prytanée

À Athènes, dans l'Antiquité, les champions olympiques gagnaient le droit d'être nourris gratuitement, jusqu'à la fin de leur vie, au prytanée, privilège réservé aux citoyens ayant rendu des services exceptionnels à la cité. Durant son procès, au moment de proposer une peine acceptable aux concitoyens qui le jugeaient, Socrate, qui se déclarait innocent, demanda plutôt à être récompensé et nourri au prytanée comme un champion olympique, parce que lui, n'étant pas riche, en avait vraiment besoin. Il acheva ainsi de vexer ses juges, qui le condamnèrent à mort.

R comme record

Recorder, en ancien français, c'est se souvenir. Un record, c'est ce dont on se souvient, l'exploit mémorable, la limite à franchir désormais pour s'inscrire dans l'Histoire. Le record dit à la fois l'absolu, puisque personne n'était jamais allé aussi loin, et le relatif, puisque les records sont faits pour être battus. L'ironie du record, c'est qu'il sera à coup sûr, un jour, oublié. Certains records sont plus beaux que d'autres.

Jesse Owens qui remporte quatre médailles d'or en 1936, à Berlin, sous les yeux de Hitler qui refuse de le féliciter parce qu'il est noir, c'est inoubliable. Même si, quarante-huit ans plus tard, à Los Angeles, Carl Lewis l'égale – 100 m, 200 m, saut en longueur et relais 4 x 100 m –, il n'efface pas Jesse Owens, il le confirme.

Quand Bob Beamon remporte le saut en longueur en 1968, à Mexico, avec un saut phénoménal de 8,90 m, il bat en même temps le record olympique et le record du monde, de plus de 55 cm. Son record est inoubliable, même s'il a depuis été battu par Mike Powell en 1991 (avec un « petit + » pour 8,95 m). Beamon reste détenteur du record olympique, car Powell n'a pas effectué sa performance lors de Jeux. Ce qui compte, ce n'est pas simplement d'avoir battu un record, c'est de l'avoir fait dans l'espace-temps olympique.

Ainsi, grâce aux records, on n'affronte pas que ses contemporains : on se mesure aussi aux champions passés, et futurs. Le Berlin de 1936 n'a rien à voir avec le Los Angeles de 1984, Jesse Owens courait sans starting-block sur une piste en terre, mais lui et Carl Lewis courent ensemble, côte à côte à travers le temps. Owens et Lewis s'inscrivent dans une même lignée, forment une chaîne humaine, incarnent l'idée de Condorcet d'un progrès indéfini de l'esprit humain, en donnent l'image physique.

Cette idée est pourtant à double tranchant : si l'on attend des performances du corps humain qu'elles progressent indéfiniment, ne fait-on pas le nid du dopage ? L'idée de progrès serait à l'origine de celle de dopage : ce n'est pas le moindre paradoxe de la philosophie des Lumières.

T comme trêve olympique

Elle permettait dans l'Antiquité de traverser un territoire en guerre pour rejoindre Olympie afin d'assister aux Jeux. Elle ne signifiait donc pas l'arrêt des combats mais un droit de passage, un sauf-conduit. Par ailleurs, pour les Grecs anciens, ce qu'on appelle aujourd'hui sport consistait moins en une pause ou une trêve qu'en une préparation du corps à la guerre. Xénophon, général et historien, rapporte que Socrate lui-même, qui a participé à trois campagnes militaires, conseillait à ses amis d'entretenir leur forme physique, dans l'hypothèse d'un combat toujours possible, où il faudrait défendre sa liberté les armes à la main. Faire du sport, non pour la beauté de la chose, mais pour ne pas finir esclaves.

(1) Voir le livre « La Ruée vers l'or », de Pierre-Louis Basse et Ernest Pignon-Ernest (En Exergue Éditions), 36 portraits et 130 dessins d'athlètes inoubliables et bouleversants.

A comme admiration, B comme beauté du geste… L'abécédaire des JO

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2 commentaires
  • Troll gentil

    le

    F comme Fric

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