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Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones

Élodie Hommel
Deux pouces et des neurones
Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles de l'ère médiatique à l'ère numérique, Paris, La Documentation française, coll. « questions de culture », 2014, 285 p., ISBN : 978-2-11-128155-4.
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Texte intégral

1Génération Y ou digital natives, les qualificatifs ne manquent pas pour désigner la jeunesse d’aujourd’hui et son rapport au monde numérique. Mais que cela signifie-t-il concrètement ? Quelle influence la généralisation d’internet et des technologies de l’information et de la communication a-t-elle sur la relation que les jeunes entretiennent à la culture ? À partir des données recueillies lors des éditions 1988, 1997 et 2008 de l’enquête périodique Pratiques culturelles des Français du ministère de la Culture1, Sylvie Octobre propose ici une stimulante analyse de l’évolution des pratiques culturelles des 15-29 ans au cours des trente dernières années, confrontant la génération des natifs du numérique à celle de leurs parents, les « enfants de la télé », elle-même caractérisée par la montée en puissance des médias audiovisuels.

2Nés entre 1959 et 1993, les personnes qui entraient dans la catégorie des jeunes de 15 à 29 ans au moment de l’une des trois dernières éditions de l’enquête ont grandi dans un contexte social et culturel en évolution, que l’auteure décrit dans un premier chapitre consacré aux « mutations des conditions d’engendrement et de socialisation de la jeunesse ». Elle souligne ainsi la diversification des formes familiales, la massification de l’éducation et les difficultés croissantes d’insertion sur le marché du travail qui marquent cette période, au cours de laquelle la jeunesse s’est allongée : l’entrée dans l’adolescence se fait plus précoce tandis que le passage à la vie adulte est plus tardif. Les modalités d’accès à la culture se sont également transformées : d’une ère médiatique, caractérisée par la généralisation de l’offre audiovisuelle dans les années 1980, on est passé à une ère numérique, caractérisée par la dématérialisation et la diffusion en ligne des contenus culturels dans les années 2000.

  • 2 Par exemple, le livre et la lecture, le poste de radio ou la chaine hifi et l’écoute de musique, la (...)
  • 3 C’est-à-dire la culture considérée comme légitime par les institutions culturelles dominantes.

3Dans un second temps, Sylvie Octobre s’attarde sur « les contours des cultures jeunes de l’ère médiatique à l’ère numérique ». Certaines modalités du rapport spécifique de la jeunesse à la culture demeurent en effet inchangées au cours de la période étudiée : en 1988 comme en 2008, les jeunes présentent un intérêt marqué pour la technologie, et constituent la tranche d’âge qui s’approprie le plus rapidement les nouveautés, du baladeur des années 1980 au smartphone des années 2000. Leur préférence va vers les médias expressifs, interactifs ou innovants, permettant l’expression artistique en amateur, et leurs pratiques culturelles et de loisirs sont tournées vers la sociabilité, avec une prédominance des sorties (restaurant, discothèque, cinéma…) et de la fréquentation d’établissements culturels. Pourtant, des mutations importantes s’opèrent dans le même temps : avec le numérique, l’adéquation entre un support et une pratique2 s’efface, tandis que la distance des jeunes s’accroît vis-à-vis de la culture scolaire et de la culture dite « légitime »3, avec un goût de plus en plus prononcé pour le divertissement et une baisse de la lecture de livres. Effet de la mondialisation et d’internet, les pratiques culturelles des jeunes deviennent cosmopolites : les 15-29 ans de 2008 côtoient des produits culturels issus d’horizons variés, dont une partie sont consommés en langue étrangère.

4Malgré ces caractéristiques communes, les cultures jeunes ne sont pas uniformes ou homogènes ; c’est l’objet du chapitre trois intitulé « Fragmentation et différenciation des cultures juvéniles ». Cette fragmentation, qui va croissant de 1988 à 2008, est notamment fonction du statut (étudiant ou non) des jeunes interrogés, qui influe sur leur mode de vie et leurs pratiques culturelles (tournées vers l’extérieur et la découverte pour les étudiants, vers le foyer et la vie de famille pour les travailleurs et les jeunes parents), mais aussi de leur origine sociale et de leur sexe. En effet, les cultures jeunes sont de plus en plus marquées en termes de genre, certains goûts et certaines pratiques étant étiquetés « féminins », comme la lecture ou les séries sentimentales, tandis que d’autres sont attribués aux jeunes hommes, comme les jeux vidéo ou les films de science-fiction. De plus, malgré la massification des productions culturelles, les clivages sociaux restent forts : les activités culturelles dites « légitimes », comme la sortie au théâtre, restent majoritairement le fait de jeunes issus de milieux privilégiés, tandis que les formes considérées moins « légitimes », comme les jeux vidéo, caractérisent les univers culturels populaires.

5Dans le chapitre suivant, l’auteure présente « l’autonomie culturelle des jeunes [comme un] contrepoint à une indépendance retardée ». Effectivement, si l’indépendance des jeunes se fait souvent plus tardive, avec l’allongement de la durée des études et les difficultés croissantes d’accès au monde du travail, leur autonomie culturelle s’est affirmée. Occasions d’expérimentation, de définition de ses goûts personnels et ainsi d’affirmation identitaire, les pratiques culturelles sont devenues un espace individualisé. Corollaire de l’autonomie culturelle, qui incite à papillonner au sein d’une offre démultipliée, l’éclectisme culturel des jeunes s’est développé, en particulier parmi ceux issus de catégories sociales favorisées, les diplômés du supérieur et les étudiants.

  • 4 La compréhension additive peut se définir comme le fait d’« aller d’un support à l’autre pour en ap (...)

6L’ouvrage se conclut par une réflexion sur « les mutations du capital culturel ». Si les pratiques culturelles peuvent être l’occasion pour les plus privilégiés de mettre en œuvre des compétences qui sont celles de la culture dite « légitime », avec l’avènement du numérique, elles sont de plus en plus souvent le lieu de nouvelles formes d’apprentissage, qui passent par la collaboration entre usagers et la compréhension additive4. L’émotion suscitée par un objet culturel constitue de plus en plus un critère d’appréciation de celui-ci par les jeunes, ce qui contribue à affaiblir l’influence des institutions culturelles et à reconnaître une forme de valeur à des objets populaires ou considérés comme peu « légitimes » (séries télévisées, musiques actuelles) dont la consommation se généralise, favorisant là aussi une montée de l’éclectisme chez les jeunes de cette génération. Dans ce contexte, la figure de l’amateur, c’est-à-dire du consommateur-connaisseur d’un objet particulier, se fait nouveau vecteur de légitimité culturelle.

7L’analyse proposée dans cet ouvrage par Sylvie Octobre est particulièrement éclairante, dans un contexte médiatique où on ne cesse d’évoquer « le rapport des jeunes aux nouvelles technologies », sans jamais vraiment définir de quoi il s’agit. La perspective historique qui est adoptée ici, en confrontant les 15-29 ans de 1988, de 1997 et de 2008, permet de dépasser le discours journalistique superficiel et de mettre en perspective les pratiques culturelles des jeunes d’aujourd’hui, dans la continuité et en relation avec celles de la génération précédente. Le traitement secondaire des données des trois éditions de l’enquête Pratiques culturelles des Français, abondamment illustré de tableaux statistiques, est enrichi d’une revue de littérature importante, qui propose sur chaque point abordé des références d’études et d’enquêtes récentes. Ce livre constitue donc un outil incontournable pour qui s’intéresse aux pratiques culturelles de la jeunesse contemporaine.

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Notes

1 http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/.

2 Par exemple, le livre et la lecture, le poste de radio ou la chaine hifi et l’écoute de musique, la télévision et le visionnage de films… autant de pratiques désormais possibles sur ordinateur, smartphone ou tablette.

3 C’est-à-dire la culture considérée comme légitime par les institutions culturelles dominantes.

4 La compréhension additive peut se définir comme le fait d’« aller d’un support à l’autre pour en apprendre plus sur le monde narratif créé » (p. 196).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élodie Hommel, « Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 février 2015, consulté le 16 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/16914 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.16914

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